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Lucie Mesuret : “le documentaire sonore, un outil pour sonder les territoires”
Le 22 mai 2024 — par Trempo
Associer urbanisme participatif et arts documentaires ; c’est la démarche de Lucie Mesuret, intervenue en mars dernier à Trempo dans le cadre de Slash Transition. En mobilisant différentes pratiques de réalisation sonore, elle défend un aménagement « avec l’écoute et les oreilles. »
Comment en es-tu venue à associer socio-urbanisme et réalisation sonore ?
Je suis diplômée en urbanisme et en philosophie de l’art, où j’ai travaillé sur le media documentaire et notamment la bande dessinée. Par ailleurs, pendant plusieurs années, j’ai développé en autodidacte l’enregistrement de voix et d’ambiances sonores, dans le cadre de mes études en urbanisme. J’y avais effectué des recherches auprès d’habitant·es de Berlin qui combattaient la gentrification des quartiers au centre de la ville. La manière dont je relie la sociologie, l’urbanisme et ma pratique artistique sonore s’est faite assez naturellement.
Dans mon travail, j’écoute les habitant·es et leur rapport au territoire – je fais du diagnostic sensible – j’enregistre leurs paroles et leur rapport aux lieux.
Je réalise des documentaires avec les témoignages et les paysages sonores que je compose avec les voix, ou sous forme de créations sonores musicales naturalistes. Je me suis formée à Bruxelles , où je réalise actuellement un documentaire qui s’appelle Tentative d’épuisement d’un lieu en disparition, soutenu par l’ACSR (Atelier de Création Sonore et Radiophonique) et la Fédération Wallonie Bruxelles.
Peux-tu revenir sur l’intervention que tu as donnée dans le cadre de la formation Slash Transition à Trempo ?
Il s’agissait de présenter ma pratique et de proposer aux artistes sonores, plutôt tourné·es vers la pratique musicale, ce qu’on appelle l’enregistrement de terrain. J’ai donc proposé un déroulé de mes expériences, en partant d’écoutes d’objets sonores de mes débuts : des choses pas forcément bien montées ou bien prises, pour faire écouter ensuite des créations sonores plus abouties, montrer comment on arrive à avoir une intention de réalisation, à choisir certains angles dans la prise de son, et à travailler les techniques d’entretien et de réalisation d’une narration, avec des personnages et des lieux à faire sonner.
Tu évoques des « publics invisibles » et tu t’inscris dans la transformation territoriale. Considères-tu que ton travail relève d’une forme d’engagement politique ?
Dans le cadre de ma structure, Les Eclisses, il y a d’une part une posture professionnelle engagée, car je fais partie d’un mouvement de l’urbanisme culturel qui milite pour que les artistes soient intégré·es dans les marchés publics relevant de l’aménagement du territoire.
Il y a d’autre part un engagement politique par les sujets et les personnes auxquels je m’intéresse, les « invisibles ». C’est-à-dire celles et ceux qui, en concertation ou en participation citoyenne, ne vont pas aux ateliers ou ne participent pas à ces démarches.
Je vais associer de longs temps de repérage sur le terrain à un travail de recueil de la voix afin d’enregistrer non seulement les personnes les plus militantes et visibles, mais aussi celles qui d’habitude ne s’expriment pas. C’est tout l’enjeu des Eclisses : faire entrer en résonance toutes les paroles d’un territoire.
Peux-tu justement nous présenter les Eclisses ? Quelle place y tient la dimension artistique ?
Les Eclisses est un projet qui associe urbanisme participatif et arts documentaires dans le cadre de la transformation territoriale. On travaille avec les habitant·es dans le cadre de concertations ou de diagnostics socio-urbains : on fait du conseil, de l’accompagnement de structures associatives, de mairies et de bailleurs sociaux pour comprendre les usages des habitant·es dans leur lieu de vie et se projeter sur de futurs usages.
On a donc une double casquette de praticiens en sciences sociales et d’artistes.
On se sert du media artistique pour documenter la démarche mais aussi rendre aux participant·es une trace de leur participation au projet. On est actuellement en mission à Aubervilliers pour une concertation sur les espaces extérieurs d’une résidence sociale RIVP, pour laquelle on a fait un long travail d’enquête, ainsi que des ateliers participatifs, sur site et en cartographie sensible. On a réalisé des préconisations en termes de programmation urbaine et de développement local de la vie associative du site, et on a réalisé une bande dessinée documentaire avec les habitant·es sur leurs usages, expériences et projections dans leur lieu de vie.
Tu mobilises une démarche originale, à la croisée de différents univers. Y a-t-il des auteur·ices ou des œuvres qui la nourrissent ?
Un de mes travaux documentaires en cours s’appelle Tentative d’épuisement d’un lieu en disparition et je travaille sur une méthode à la Perec, qui « épuise » justement des lieux, comme la rue de son enfance, vouée à être détruite pour construire le parc de Belleville. Il écrit, il prend des notes sur ce qui va bientôt être démoli et ce qui va disparaître, des choses qui ne sont pas toujours directement accessibles, et qui nécessitent une fréquentation régulière pour être perçues.
Dans ma pratique, le field recording et la description poétique servent à étudier des lieux de manière très fine, afin de voir ce qui n’est pas visible à première vue ou à première écoute.
Le quartier où je travaille à Bruxelles s’appelle Les 5 Blocs et va bientôt être entièrement démoli. Avant sa disparition, je parle avec les habitant·es qui n’ont pas été relogés et vivent encore dans un quartier quasiment vidé. En termes de documentaire sonore, je citerais aussi Kaye Mortley, une réalisatrice de création sonore qui donne une place très importante au sensible, à la voix, mais aussi au paysage sonore.
Pour élargir et conclure, quelle place le son pourrait-il jouer dans l’aménagement du territoire ?
Je milite en écologie sonore pour que l’on dépasse la carte des bruits, qui consiste à relever les décibels et qui est l’outil principalement utilisé en aménagement. Je propose des parcours en écoute active de l’environnement sonore pour permettre une perception sensible du territoire, par l’oreille. Nous proposons ensuite aux participant·es de signaler sur une carte les espaces à conserver et à privilégier et les espaces trop bruyants ou trop désagréables qui fatiguent l’oreille, en proposant leur propre légende et leurs propres symboles pour signifier leurs représentations des lieux par l’écoute qu’ils en ont faite.
Ces expériences d’écoute active permettent également de comprendre que l’on n’est pas égaux·ales dans la perception sonore.
Quand les femmes se baladent, elles vont être attentives à certains bruits, par exemple parce qu’il y a une insécurité dans la rue à certaines heures. Cet état de vigilance n’est pas forcément le même que celui des hommes ; cela permet donc d’enrichir la lecture du territoire. La méthode de l’écoute active permet de révéler une pratique de l’espace et du paysage non plus seulement visuel mais aussi sonore et doit aiguiller à mon sens l’aménagement du territoire et les professionnel·les de la fabrique urbaine.
Propos et rédaction : Simon Grudet
Photos : Formation Slash Transition à Trempo, mars 2024 – Margaux martin’s
De 2023 à 2027, Trempo coordonne Slash Transition, un projet européen qui explore la place et le rôle des artistes sonores dans les territoires en transition. Sept partenaires et dix artistes sont ainsi mobilisé·es pour des temps de formation et des résidences de travail en France, en Géorgie, au Portugal, en Tunisie et en Autriche.
Slash est cofinancé par l’Union Européenne dans le cadre du programme Europe Créative. Il reçoit le soutien de la Région Pays de la Loire.