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Tracy De Sá : « Notre existence dans la musique est déjà un acte politique »

Le 26 juin 2024 — par Trempo

Rappeuse polyglotte, féministe engagée et fondatrice du Pussy Club, Tracy De Sá est l'une des intervenantes du Summer Camp dont la 4e édition se tiendra cet été. Elle témoigne – par son parcours et ses engagements – de la possibilité de faire carrière dans le rap. L'enjeu selon elle : bien définir ses besoins et exprimer sa singularité.

Comment a démarré ton parcours dans le rap ?

Je suis une rappeuse multiculturelle puisque je suis née en Inde, j’ai vécu au Portugal, déménagé en Espagne où j’ai grandi, et suis arrivée en France en 2011 pour faire mes études. Je rappe en plusieurs langues – anglais, espagnol et français – et ma musique est marquée par les différentes sonorités que j’écoutais petite. 

« Ma musique est représentative de qui je suis, cela donne un hip hop ouvert, coloré, créatif qui ne rentre pas vraiment dans le cadre du hip hop français. »

En 2012, j’étais souvent la seule femme dans les cyphers et open mic, et je rappais en anglais, j’étais un peu un ovni. J’ai vite compris que le fait d’être une femme allait être un sujet. Alors, en 2014, j’ai fait un master en études du genre à Lyon, qui m’a permis de comprendre que ce que je vivais n’était pas un cas isolé mais un problème systémique : cela venait d’un système de pensée qui ne dépendait pas de moi. J’ai alors décidé de faire en sorte que le fait d’être femme ne soit pas une barrière, et d’en faire un slogan de pouvoir en parlant de « pussy power ». En 2021, j’ai sorti l’album In Power.

Tu es fondatrice du Pussy Club, de quoi s’agit-il ?

Il y a très peu d’espace où l’on parle de carrière musicale entre femmes. Pourtant, j’avais régulièrement des conversations inspirantes et riches sur ces sujets. Il m’a semblé important qu’elles soient rendues publiques pour que d’autres en profitent. Pendant la pandémie, j’ai lancé un podcast appelé Pussy Talks : des interviews d’artistes venant de partout dans le monde, via Instagram live. Cela a ensuite eu lieu en présentiel, avant des open mics ou ma release party en 2021. Beaucoup d’artistes émergentes venaient pour s’en inspirer, poser des questions. C’est un endroit où l’on n’a pas à montrer que l’on sait faire, que l’on a de la technique, de l’expérience… Et ainsi aborder les questions difficiles à poser à des hommes devant lesquels il ne faut pas montrer ses lacunes pour être prise au sérieux. C’est surtout un espace dans lequel on peut parler, être écoutée, entendue et réfléchir sur ce que l’on veut vraiment, ce dont on a besoin. J’organise aussi des cycles de rencontres sur des thématiques spécifiques comme le media training. Il me semble essentiel de penser sa carrière à 360 degrés, c’est-à-dire aussi bien comprendre notre place sur scène que pouvoir se vendre auprès d’un·e programmateur·ice. 

« C’est aussi une façon de contrer l’effet « boys club » qui consiste à placer ses amis. Grâce à cette communauté qui se développe, lorsque je ne suis pas disponible, je donne une liste de quinze rappeuses que je peux recommander. »

As-tu toi-même bénéficié de ce type de soutien ?

Je n’ai pas eu accès à ce type de ressources, néanmoins une personne m’a beaucoup aidée. En 2017, j’ai fait le tremplin Kiwi de la salle des Rancy à Lyon, encouragée par une amie qui y travaillait à la communication. Une bookeuse, membre du jury, m’a proposé de porter mon projet artistique. C’est avec elle que j’ai compris comment fonctionnait le secteur musical (le rôle des SMAC – scènes de musiques actuelles, les subventions, les festivals professionnels…). Sandra est toujours ma bookeuse aujourd’hui, et nous avons toutes les deux rejoint le label Ovastand. Elle a vu mon projet grandir et m’a vu grandir avec. Elle m’accompagne lorsque je doute, c’est très rassurant de l’avoir dans mon équipe. C’est cette rencontre, entre deux femmes, qui m’a permis de développer ma carrière.

Aujourd’hui, te considères-tu comme une « mentor » ?

Je n’utilise pas ce mot puisque je trouve ce que je fais assez normal. Cela me demande des efforts supplémentaires pour mobiliser des personnes, des ressources, mais il faut le faire. J’ai récemment mené des ateliers de rap au sein d’un collège, dans un quartier populaire, et les réactions des garçons étaient à pleurer : ils ne concevaient pas qu’une fille puisse (bien) rapper. En réalité, cela leur met la pression. Je dois les amener à déconstruire leurs préjugés, les amener vers une dynamique plus collective. Cela demande de la patience, de prendre sur moi. 

« Finalement je partage mon temps entre les filles pour les aider à s’autoriser à rapper et se faire entendre, et les garçons puisqu’une partie du problème vient de leur comportement. »

J’interviens en prison également, et je vois que ma présence permet aux prisonniers de parler plus facilement de leurs sentiments. Toutes ces mini-actions sont importantes pour moi puisqu’elles permettent de travailler l’imaginaire général, l’image des femmes. De mon côté, j’ai aussi besoin, après coup, de thérapie pour parler de tout cela ! Quant à savoir si c’est un choix… En général, les artistes qui ont beaucoup de visibilité ne font pas ce type d’action. Parfois je me dis que cela me dessert, ne me donne pas l’air d’être une artiste vraiment professionnelle. Mais de l’autre côté, il n’y a pas assez de personnes pour le faire, et je ne veux pas voir encore une génération de rappeuses sacrifiées.

Cela sonne comme un engagement, un devoir…

Oui. Et aujourd’hui, j’essaie de former d’autres femmes pour qu’elles développent des ateliers dans leurs villes, dans leurs quartiers, pour prendre la relève. Je leur transmets des exercices, des conseils. Ce sont des expériences difficiles, parfois marquantes, il faut y aller petit à petit.

Il y a-t-il des spécificités à accompagner précisément des rappeuses ?

Dans certains endroits où il y a des rappeurs, des figures locales, je me rends compte que les rappeuses vont s’adapter et adopter les codes masculins au niveau de leur écriture. Elles vont parler de sujets comme la drogue, par exemple, alors qu’elles ne sont pas du tout dans ce milieu. Parfois, ce sont elles qui prennent soin de leurs proches et s’occupent de la maison, mais cette narration n’est pas mise en valeur. 

« Le but pour moi est de les amener à parler de leur rôle dans le quartier, de ce qu’elles apportent. Pas nécessairement parler de leur rôle de femme mais surtout parler d’elles, dans toutes leurs facettes. »

Parfois certaines rappeuses ont un style très différent, assez philosophique, avec plus de place aux jeux de mots. Cela ne correspond pas à ce que les rappeurs entendent et écoutent aujourd’hui. Mon rôle est de leur expliquer les différentes branches qu’il y a à l’intérieur du rap, leur faire savoir que d’autres artistes ont percé sans forcément passer à la radio, avoir un million de streams mais qu’ils et elles vivent de leur musique. Je leur explique qu’elles peuvent trouver leur public avec ce style plus pointu, de niche, et que peut-être les rappeurs de leur quartier ne sont pas leur public, mais qu’il y a un million de personnes en dehors qui pourraient le devenir. J’essaie de les rassurer et de valoriser leur singularité.

Que retiens-tu de ta participation au Summer Camp l’année dernière ?

J’avais déjà fait des ateliers en mixité choisie mais beaucoup plus ponctuels. C’était la première fois que j’étais vraiment en immersion totale. J’y ai trouvé l’accompagnement très complet avec à la fois des outils, mais aussi une grande attention à chacune, une safe place réellement inclusive, avec des moments de travail en groupe mais aussi individuels. Il y avait une grande variété de styles. 

« C’est important de rappeler qu’en tant que femme, nous ne sommes pas obligées de faire de la musique politique. Notre existence dans la musique est déjà un acte politique. Nous avons aussi le droit de dire tout et n’importe quoi, de juste vouloir faire danser des gens. » 

Au Summer camp, il y avait aussi des intervenantes avec des expériences et carrières très différentes, ce qui permet d’apporter une vision complète : les participantes peuvent aller piocher dans ce qui leur correspond. C’est une semaine très dense mais c’est une intensité réaliste qu’il faut aussi apprendre à surmonter. 

Quel regard portes-tu sur la mixité choisie, est-ce une réelle plus-value ?

J’aurais beaucoup aimé avoir cela lorsque j’ai commencé à faire de la musique, pour moins me censurer. Évidemment aujourd’hui les mentalités ont un peu évolué, mais cet espace entre femmes et minorités de genre permet réellement d’oser, explorer, faire de la merde même ! Et c’est important de pouvoir faire n’importe quoi pour savoir ce qui nous correspond, et alors aller plus loin dans ses mélodies, sa musicalité. Les hommes ont parfois du mal avec le fait d’oser, même entre eux. Certains vont avoir besoin d’adopter une posture d’assurance, et vont rarement sortir de leur zone de confort. Pourquoi, en tant que femme, se cantonner à la zone de confort des hommes ? Nous avons besoin de connaître notre propre zone de confort. 

Tu te revendiques féministe, n’est-ce pas parfois lourd à porter ?

Il y a dix ans, on m’alertait sur le fait de me réclamer féministe : cela pouvait me nuire, me mettre dans une case. Aujourd’hui cela a changé : le féminisme est perçu comme fédérateur, les médias sont intéressés par des histoires vraies. Mais il faut veiller à ne pas faire de « feminism washing » comme certains labels qui utilisent le mot féministe comme une stratégie de marketing.

« Il y a un enjeu à transmettre et à incarner une certaine vision du féminisme. Cela passe souvent par une évolution personnelle. Il y a vingt ans je n’utilisais pas le mot féministe, je parlais d’égalité. J’ai dû faire un master pour comprendre les enjeux à utiliser ce terme. Il faut se laisser le temps de se découvrir, de comprendre, de poser les mots qui nous correspondent. »

Et même si parfois nous sommes lasses que l’on nous pose des questions sur ce sujet, c’est une lutte beaucoup plus grande que nous. Il est important, je crois, d’accepter que, même si nous n’avons pas envie d’être toujours ramenées à cela, ce sujet nous dépasse. Mais c’est parfois difficile à porter, et c’est aussi pour cela qu’il faut des espaces où l’on n’a pas besoin de porter ces sujets, comme les espaces queer. Cela soulage de n’avoir rien à revendiquer !

Rédaction : Julie Haméon · Photo : Jon Verleysen

Le Summer Camp est un stage qui réunit 12 rappeuses amatrices, pour cinq jours de création musicale et d’accompagnement, avec des artistes confirmées de la scène rap et des professionnelles de la musique. Porté par Trempo et La.Club, il est une occasion unique de développer sa pratique, renforcer son projet musical et se faire un réseau. Le Summer Camp est gratuit et ouvert aux rappeuses de toute la France.

Partenaires

Le Summer Camp est organisé par Trempo en partenariat avec La.Club. Il est financé par le Centre national de la musiquele Département de Loire-Atlantique et encore!, le fonds de dotation du groupe Chessé. Avec le soutien des Filles de l’Ouest.

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